-XVI-

Chaque jour Gérard et la garde reprirent leurs promenades. Le temps était médiocre  à présent, mais peu leur importait. Ils trouvaient un charme au lourd ciel gris, aux campagnes pluvieuses, à l'odeur des terres fraîchement retournées ; dans le pays, on s'accoutuma de les voir toujours ensemble, roulés dans de grandes pèlerines, mais les commères en jasaient.

Le bruit en revint aux oreilles de Marie par Madame Leduc, la femme du notaire. Celle-ci s'annonça une fin d'après-midi où Gérard et la garde s'étaient attardés ensemble encore plus que de coutume. Marie ne la vit pas venir sans ennui. Madame Leduc n'était pas mauvaise femme, mais elle ne savait pas partir, et, tandis que Marie s'ingéniait à meubler la conversation, elle restait interminablement, pensant témoigner d'une grande amabilité par la longueur de sa visite.

Madame Leduc portait ce jour là, comme toujours, un long manteau de satin noir, garni de broderies et agrémenté d'un collet de skunks, évocateur des pèlerines de cochers. Un sac en velours orné de perles d'acier complétait sa toilette de gala.

« Alors, petite Madame (ce « petite Madame » était du dernier bon ton, pensait-elle), vous allez mieux. Et votre petit amour, il est guéri m'a-t-on dit. Oh ! ces chers poussins, comme ils nous donnent des inquiétudes. Je vous ai écrit pour vous exprimer combien je pensais à vous (Marie se rappelait cette lettre toute en points de suspension et d'exclamation, avec ses allusions faussement fines). Et que devient votre cher mari ? »

« Gérard est sorti. Il sera certainement navré de vous avoir manquée. »

« Qu'à cela ne tienne, j'aurai sans doute l'occasion de le rencontrer. Il vient souvent dans nos parages, accompagné de Mademoiselle Perceron. »

« Oui, ils sortent beaucoup. »

Marie sentait qu'il fallait avant tout paraître naturelle, ne pas donner par sa nervosité prise aux cancans du pays. La vieille Leduc colporterait de porte en porte tout ce qu'elle remarquerait.

Celle-ci reprit : « Oh ! oui. Elle doit être charmante cette Mademoiselle Perceron. Elle a soigné Madame la marquise d'Esclabac, la sœur de madame la comtesse de Saint-Menoux. Ces dames en disent le plus grand bien. Votre cher mari, en tous les cas, à l'air de beaucoup l'apprécier. Elle doit lui être une agréable compagnie, maintenant que vous ne pouvez sortir avec lui. »

« Mademoiselle Perceron a sauvé notre petit Joël. Gérard et moi lui en gardons une grande reconnaissance. »

« Oh ! comme c'est bien ! que c'est beau la gratitude ! Je me disais bien que votre cher mari devait avoir ses raisons pour se montrer ainsi en compagnie de votre garde, au risque de provoquer les médisances. On est si méchant, à présent. On a si vite fait, de nos jours, de dire du mal des gens ! Ah ! les bonnes mœurs se gâtent ! C'est comme les domestiques... »

Madame Leduc se lança dans des histoires de bonnes. Le sujet était moins épineux et Marie en éprouvait un soulagement.

Madame Leduc enfin partie, on annonça Madame Mac Kay. Décidément, tout le village, ayant appris que Marie recevait enfin, défilait. Madame Mac Kay était encore plus redoutable que Madame Leduc, son intime ennemie. Veuve depuis quarante ans, elle vivait avec un frère des reliefs chaque jours amenuisés de ce qui fut sa fortune. Elle avait le regard vide des êtres sous-alimentés, mais elle parlait d'une voix si perçante et affectait de si grands airs que Gérard et Marie, quelle que fût leur pitié, ne pouvaient la supporter.

« Ah ! Madame, que je suis heureuse de vous savoir enfin mieux. Et le charmant enfant, il ne vous donne plus d'inquiétudes ! J'en suis bien aise. J'arrive de l'église, où je suis allée voir la statue de Jeanne d'Arc que vient de donner M. de la Rochefoucauld. Je voudrais savoir ce qu'en pense le Maître. »

Marie fut une minute à comprendre que « le Maître », c'était Gérard.

« Mon mari ne m'en a pas parlé, je doute qu'il l'aie remarquée »

« Il a vu de si belles choses ! On comprend qu'il soir blasé et n'accoure pas ainsi que nous le faisons. Nous qui vivons toujours à la campagne, nous sommes si privés de belles choses. Et puis, le Maître doit être très occupé. Peint-il beaucoup en ce moment ? »

Madame Mac Kay avait la manie de parler sans cesse de peinture à la malheureuse Marie qui, n'y entendant rien, avait toujours peur de commettre un impair.

« Je crois qu'il fait une maternité... »

« Mais a-t-il vraiment le temps de travailler, car il sort beaucoup. Je le rencontre souvent avec votre garde. Ils sont si absorbés dans leur conversation que le Maître ne me voit même pas. Oh ! je ne lui en veux pas. Je sais combien ces grands artistes sont distraits... »

« Gérard sera désolé. Je suis confuse. Mon mari ne reconnaît jamais personne. »

« Ne vous excusez pas, je vous en prie. J'ai eu tort de vous dire cela. Je connais les artistes. J'en ai beaucoup connu autrefois, et des plus grands : Cabanel, par exemple, et Rochegrosse. Oh ! les grands artistes ! Et Bonguereau, quel maître ! Et Paul Baudry ! J'ai dit à votre mari que sa peinture s'apparentait à celle de Bonguereau. Il m'a soutenu que non, mais il est trop modeste. La modestie est d'ailleurs bien rare chez un artiste.  Votre mari ne m'a pas vue, mais peu importe. Il était très absorbé dans sa conversation. Ce doit être une personne bien remarquable, Mademoiselle Perceron, pour captiver ainsi l'attention du Maître. »

« Nous sommes très reconnaissants à Mademoiselle Perceron... » Marie recommençait le même couplet sur la gratitude, mais elle fut aussitôt interrompue :

« Oh ! oui, oh ! oui, je sais bien. Et puis les femmes d'artistes doivent savoir être indulgentes. Il ne faut pas demander à un grand artiste d'obéir aux mêmes lois que les autres hommes. Mais, chère Madame, je suis restée trop longtemps pour une visite à une convalescente. Je me sauve. Tous mes souvenirs au Maître. Je reviendrai bientôt. »

*

**

« Les horribles femmes, se disait Marie après leur départ, s'imaginer de pareilles choses, et venir ainsi m'en parler, tacher de voir si c'est vrai. Elles doivent déjà colporter de maison en maison le résultat de leurs investigations. Cette mère Mac Kay ne m'a pas laissé le temps de lui river son clou. Je la déteste. »

« Commérages, tout cela, mais il y avait quelque chose de vrai. Gérard s'affiche trop avec Gisèle. Et si quand même ces sottes avaient raison ? Mais non, ce n'est pas possible. Je suis absolument folle. »

L'idée persistait dans l'esprit de Marie. Celle-ci avait beau l'écarter, sans cesse une inquiétude la torturait. Que Gérard aimât Gisèle, cela expliquerait tant de choses, ses promenades, sa nervosité, le dévouement même de Gisèle. » Et moi qui ne voyais rien quand ils étaient là, tous les deux auprès du berceau ! », se disait Marie. « Mais non, je deviens folle, où vais-je chercher ces idées ? Les ragots de deux vieilles sottes m'ont donc tourné la tête ! »

Gérard et Gisèle étaient revenus de promenade. Marie les entendaient marcher de long en large sur le perron. Que pouvaient-ils se dire ainsi ? Leur promenade ne leur suffisait-elle pas, qu'ils la prolongent indéfiniment ? La tentation se faisait atroce d'aller les écouter. Ce n'était même plus, chez Marie, le désir de les surprendre, mais une sorte d'obsession. Elle voulait voir. De lutter contre la tentation l'avivait. En vain Marie se remémorait-elle les conseils du médecin. Il lui avait défendu de se lever. Elle risquait une embolie. Mais elle ne pouvait plus. Les voix allaient, venaient, se rapprochaient et s'éloignaient alternativement sans que jamais elle put saisir les paroles. Impossible de résister. Elle avait rejeté ses draps. Mais, ses pieds posés par terre, le sol se dérobait. Il lui semblait qu'elle enfonçait sur ses jambes. Elle oscillait sur une masse cotonneuse. S'accrochant aux meubles, poussant une chaise avec elle, Marie parvint quand même jusqu'à la fenêtre. Hélas ! les vitres fermées elle ne voyait pas le perron. Il fallait les ouvrir, doucement, doucement, qu'ils ne l'entendent pas. Heureusement, Gérard et Gisèle étaient absorbés par leur conversation. Ils n'entendirent pas le léger grincement du fond.

Marie se pencha... Gérard et Gisèle marchaient calmement. Marie entendit une bribe de phrase : « Chasseriau me donne la même qualité d'émotion qu'André Chénier. Leur sensualité profonde, soigneusement élaborée... »

Ce n'était rien d'autre... Marie repoussa brusquement la fenêtre et se traîna jusqu'à son lit. Elle y parvint presque évanouie. Une sensation d’écœurement l'emplissait, tandis qu'une sueur froide perlait à son front.

En elle un remords montait, irritant, douloureux, aigu. Il lui semblait que, par ses soupçons, son espionnage, elle avait attenté à leur amour. Douter ainsi, c'était l'amputer. Elle avait meurtri le beau fruit mûr. Plus que la malheureuse Gisèle, elle s'était acharnée sur leur amour, et, ce que ne pouvait Gisèle, elle l'avait blessé.

« Pauvre amour, triste et beau, serait-ce bien possible... »

Ce vers que Gérard aimait, l'obsédait. Amour, mon amour, que vous ai-je donc fait ! Elle était là, devant son amour abîmé, comme une petite fille qui a cassé sa poupée. Sa douleur avait la profondeur indicible des chagrins d'enfant.

Gérard monta. Il fut étonné de la trouver pâle et s'en inquiéta. Qu'il était tendre et prévenant. Il parlait déjà d'aller chercher le médecin. En vain Marie le rassurait. Ce n'était qu'un malaise passager, affirmait-elle. Déjà elle allait mieux. Dans une heure, il n'en serait plus question. Tout à coup elle fondit en larmes.

Il faisait bon pleurer contre l'épaule de Gérard. Marie s'abandonnait à ses larmes. Une détente exquise gagnait tous ses membres. Un pressentiment secret disait à Gérard qu'il ne fallait pas demander la cause de ces larmes. Simplement il tenait sa femme serrée contre lui, et doucement lui caressait les épaules.